L'Europe et la vente des lentilles sur Internet

Au fil du temps, il est devenu évident que, pour l'Union européenne, le commerce des produits d'optique-lunetterie était une chose et que la santé publique en était une autre. Les différentes directives relatives aux dispositifs médicaux et aux services ont très clairement privilégié le commerce et la libre circulation des marchandises et des personnes, sans faire grand cas des implications en terme de santé publique que de tels choix impliquaient. Alors que la législation française, forgée par de nombreuses jurisprudences dues bien souvent à des drames humains, reposait sur l'idée que la santé était une valeur qui primait face aux intérêts mercantiles, une vague de libre concurrence européenne a peu à peu débordé ses principes, finissant même par les emporter. Pour mieux comprendre cette évolution, quelques rappels sont nécessaires.

En France, en 2010, l'article L 4362-9 du code de la santé publique précise toujours que le colportage des verres correcteurs d'amétropie est interdit. C'est pour cette raison que jusqu'à très récemment aucun site Internet vendant des lentilles de contact ou des produits d'entretien n'était basé sur le territoire national. Quoi que l'on cherche à nous faire croire, la vente des lentilles par Internet est bien du colportage de verres correcteurs et est bien interdite dans l’Hexagone. Mais la France n'est plus souveraine, malgré les beaux discours : elle appartient à l'Union européenne dont le droit prend le pas sur celui de la Nation dans ce domaine. Le colportage des verres correcteurs étant autorisé, pour ne pas dire encouragé depuis de nombreuses années par les textes européens, cette interdiction hexagonale n'a plus aucune force et est vouée à disparaître. S'opposer à cette évolution, c'est prendre le risque de voir la France condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne. Les acteurs du marché de l'optique français ont fini par le comprendre, même si jusqu'en 2008, ils pensaient pour certains d'entre eux pouvoir tenir tête à la Communauté européenne (CE), tel un village d'irréductibles tenant tête à Rome, craignant de voir mis en péril leur monopole et de ne pouvoir lutter à armes égales avec leurs concurrents.

Mais, en septembre 2008, au nom de la libre circulation des services, la France reçoit un « avis motivé » de la Commission européenne, deuxième étape d'une procédure d’infraction prévue par le traité communautaire, pouvant conduire le pays à être sanctionné par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Il est reproché à la France des entraves à la vente en ligne de produits d'optique-lunetterie, dont font partie les lentilles de contact et leurs produits d'entretien. « En effet, la législation en vigueur, en interdisant la vente à distance de produits d'optique-lunetterie par un opticien-lunetier diplômé et en prévoyant l'obligation pour tout opérateur qualifié de faire enregistrer son diplôme au niveau départemental français, entrave la liberté d'établissement (article 43 du traité CE), la libre circulation des services (article 49 CE) et notamment la libre circulation des services de la société de l'information (prévue par la directive 2000/31 sur le commerce électronique) », selon la Commission.
Quelques mois plus tard, en juin 2009, une autre affaire va elle aussi précipiter les choses. La CJUE se voit saisie de plusieurs questions préjudicielles par la justice hongroise. Cette dernière veut savoir, avant de rendre une décision dans une affaire opposant l'État hongrois à une société basée sur son territoire suite à une interdiction faite à cette dernière par les autorités de vendre des lentilles de contact par Internet, si au regard du droit européen la commercialisation de lentilles de contact constitue une consultation médicale requérant un examen physique du patient. Si tel n'est pas, elle veut aussi savoir si les dispositions d'un État membre prévoyant que les lentilles de contact ne peuvent être commercialisées que dans un magasin spécialisé en dispositifs médicaux seraient contraires au droit de l'Union et si la législation hongroise qui n'autorise la commercialisation des lentilles de contact que dans un magasin spécialisé en dispositifs médicaux n'est pas contraire au principe de libre circulation des marchandises. La CJUE n'a pas encore répondu à ces questions, mais elle le fera très bientôt. Les conclusions de son avocat général en sont néanmoins connues depuis le 15 juin 2010. Il faut bien comprendre que ces dernières ne lient pas la cour, mais elles montrent à quel point le droit européen peut être interprété dans un sens favorable à la libéralisation de la vente des lentilles de contact par Internet. Pour l'avocat général, « la vente des lentilles de contact, d’une part, et les consultations qui s’ensuivent éventuellement, d’autre part, sont tout à fait dissociables » : un avis que ne partage pas le gouvernement hongrois, pays dans lequel seuls les opticiens titulaires d'un diplôme spécifique et les ophtalmologistes peuvent vendre ces dispositifs médicaux après avoir examiné le porteur. L'avocat général ne critique pas le lien entre vente et examen, il explique simplement qu'il lui semble possible faire autrement. L'avocat général qui reconnaît pourtant qu'un mésusage des lentilles de contact peut faire courir des risques importants à la santé des yeux des porteurs n'en arrive pas moins à la conclusion qu'un régime plus souple que celui relatif aux médicaments doit être appliqué et que les mesures visant à la libre circulation des lentilles de contact qu'il estime être des marchandises doivent être moins contraignantes.

Contrairement aux instances politiques qui votent les textes, la Cour de justice de l'Union européenne n’a eu de cesse de rappeler que « la santé et la vie des personnes occupent le premier rang parmi les biens et intérêts protégés par le traité ». Il faut donc attendre ses réponses, mais en aucun cas il n'est question d'interdire à un État de réglementer la vente des lentilles de contact par Internet. Un pays peut mettre en place des mesures contraignantes à cet effet, à condition qu'elles soient réellement prises dans le but de préserver la santé des citoyens, l'obligation pour le patient de prouver qu'il dispose d'une prescription valide avant tout achat étant, par exemple, au nombre de celles-ci.

Si le colportage des verres correcteurs n'a plus lieu d'être, il n'y a aucune justification à ce que la vente des lentilles de contact par Internet ne soit pas abordée prioritairement sous l'angle de la santé publique. C'est ce que n'ont de cesse de demander les ophtalmologistes de la SFOALC, malheureusement absents des négociations actuelles sur le sujet. Une politique de santé qui se veut responsable ne peut privilégier les seuls intérêts commerciaux...